La voix de Nashar résonna dans son bureau. Il y était seul, avec comme seule compagnie des milliers de petites lucioles lumineuses qui virevoltaient pour former les mots qu’il prononçait.



Laissant sa phrase en suspend, Nashar leva les yeux pour regarder la partie du plafond surplombant son siège.



De manière calme et confiante, l’Empereur de Valice s’affala dans sa place et croisa les jambes.



Un petit rictus se dessina alors sur son visage.



Il ne cita aucun nom, mais Don Leone fut celui qui fut compris, et il le savait.



La HOPEWatch de Nashar se mit soudainement à sonner. Le bleuté y jeta rapidement un coup d’oeil. Un message de Geleerde. Nefyria ? N’y avait-elle pas fini ses affaires avec Naïcel la dernière fois ? Tant pis, elle pouvait bien attendre quelques instants, ce n’était pas le moment de se laisser distraire.



Bien sûr, il n’en avait nullement l’intention.



Convaincu d’avoir fait mouche, l’Empereur attendit patiemment une réponse. Ses yeux pétillèrent de satisfaction lorsqu’une lettre se matérialisa sur son bureau dans la même lumière rouge qui amenait normalement les menaces et les demandes du Maître Chanteur.



L’enfer vert. Nefyria, terres sauvages regorgeant de faune et de flore. Si ces dernières étaient moins belliqueuses que celles de Val, elles n’en restaient pas moins dangereuses. Sur Val, on pouvait déterminer quel animal ou quelle plante allait attaquer et de quelle manière. Sur Nefyria, c’était différent. Les formes de vies étaient en parfaite harmonie entre elles, rendant chacun de leur acte parfaitement naturel. Autrement dit : pour Nashar qui basait ses réactions sur les réflexions adverses, il était entouré d’êtres réagissant à des instincts qu’il pouvait difficilement prévoir.

Malgré cela, le bleuté n’avait pas hésité un instant à répondre à l’appel à l’aide de la Sorcière du Marais : Shan. Non pas qu’il la portait spécialement dans son coeur, loin de là, mais il avait besoin de rester éloigné d’Akerys un moment. Une chance que Geleerde lui avait proposée cette pseudo mission, qui allait lui permettre de calmer sa rage.



L’Empereur daigna lever les yeux de sa HOPEWatch qui lui indiquait la direction à suivre. Shan.



Nashar soupira bruyamment. Était-ce finalement le bon endroit pour se calmer ?



La vieillarde, toujours vêtue de sa tunique et de son chapeau-chat, lui fit alors dos et entama une lente marche. Avançant à l’arythmie de ses jambes et de sa canne, elle fit signe à l’Agent de lui emboîter le pas.





Répliqua sèchement Nashar. Il ramena alors sa main à ses arcades sourcilières pour montrer un certain embarras. En effet, il avait répondu sans vraiment le vouloir, mue par la volonté de celui qui partageait son corps. Non, pas le démon, mais bien un bélier. Le même qui fusionnait avec lui à chaque fois qu’il venait sur Nefyria.



En se grattant la base de sa corne droite, l’Empereur finit par suivre la Sorcière des Marais en pestant. Même si la vieille semblait bien enjouée aujourd’hui, il n’oubliait pas qu’elle pouvait être une véritable peste quand elle s’en donnait les moyens. Sachant que Nashar savait précisément ce qu’il allait demander comme récompense pour le service qu’il aurait à accomplir pour elle, il décida de ne pas faire de vague.



Un bruit retint soudainement l’attention de Nashar.

Tel un… Loup… Ayant repéré sa proie, Geleerde était descendu sur Nashar. Mais quelque chose n’allait pas. Le bleuté ne l’avait absolument pas senti venir. D’habitude, il reconnaissait d’instinct la présence d’énergie familière, mais là, rien. Il savait que ce n’était pas à cause de la nature de Nefyria, car il avait déjà ressenti l’énergie de gens proche de lui lors de ces précédentes venues. Alors qu’était-ce ? Pourquoi ne parvenait-il pas à sonder convenablement les environs avec ses sens magiques ?



Répondit l’Empereur à la pique de la louve. Sa phrase terminée, un doute s’empara de lui. Était-il celui qui avait voulu prononcer cette phrase ou était-ce le bélier ? Pour le coup, il aurait juré être en communion avec lui.



Nashar fronça les sourcils en direction de Shan, qui entama la “discussion” avec Geleerde. La marche vers… Quelque part, repris de plus belle. Reportant son attention sur l’arrivante, il détailla précieusement ce qu’il avait sous les yeux. La louve n’était pas friande de formes hybrides.

De mémoire, elle considérait cela comme une aberration : on était soit l’un, soit l’autre. Il était normal de ne pas vouloir mélanger son déguisement avec sa véritable apparence, après tout. Et puis, toujours de mémoire, Nashar n’avait pas arrangé les choses. Un soir de beuverie sous les étoiles de Vaylirah, il s’était allègrement moqué d’elle après avoir insisté pour qu’elle essaye. Pourtant, maintenant qu’il avait le temps, la maturité et la sobriété pour la voir en pleine journée, il trouvait en cette forme impure un certain charme. À la fois civilisée et sauvage, Nashar ne pouvait s’empêcher de s'imaginer mont et merveille. Après tout, ses nouvelles oreilles semblaient quémander pour des morsures, tout comme l’appendice touffu qui virevoltait maintenant au-dessus de son pulpeux fessier.



Le bleuté s’arrêta, laissant les autres progresser quelques mètres sans lui. Il tourna le regard vers la voix qui venait de l’appeler, supposément par la droite. Sans trouver cela étrange, il vit les arbres s’écarter lentement pour révéler… Un lit couvert de draps fins. Il le reconnaissait d’ailleurs, c’était celui de son palais, à Valice. Mais ce n’était pas ce qui retenait le plus son attention : sur le matelas, une demi-douzaine de femmes dénudées l’y attendait. Et pas n’importe lesquelles, il s’agissait de son dernier Sextuor Impérial ; 6 femmes, venues de tout le pays, qui devaient, à tour de rôle ou en même temps, satisfaire les désirs insatiables de l’Empereur.

Si voir ces femmes restées sur Valice était déjà assez surprenant, ce qui l’était encore plus c’était leur apparence. Les moins dénudés portés des voiles transparents à des endroits stratégiques, mais toutes étaient… Hybrides. Chèvre, mouton, chatte, chienne, tigresse, lionne... Étaient-elles fusionnées par la règle d’Aryan ? Toujours était-il que Nashar semblait être attiré par elles… Enfin, au-delà du désir primaire qui naissait, il sentait que son corps voulait ardemment se rendre dans le lit. N’était-ce pas normal ? Après tout, il n’avait pas pu profiter de ce Sextuor Impérial ; les années avant son départ, la maladie ravageait son Empire ; ses conseillers lui avaient fortement déconseillé d’en créer un nouveau lorsque l’ancien fut décimé (par la maladie). Le jour de son départ pour HOPE, ces mêmes conseillers, qui avait pioché dans la population se régénérant peu à peu, lui avait proposé d’emmener ce nouveau Sextuor. Hélas, les Agents de HOPE avaient refusé -certain plus difficilement que d’autres, surtout quand Nashar essaya de négocier leur venue en échange d'un "partage" durant le voyage-.

Cependant, Nashar n’était pas dupe. Il voyait la supercherie, mais il ne la comprenait pas. S’immobilisant toujours sur place, il plongea ses iris d’un bleu grisé par le ciel nuageux dans ce qui semblait être l’illusion la plus convaincante - hors intervention de Geleerde et de lui-même - qu’il avait vu. Sa nature curieuse, très certainement amplifiée par son séjour à Akerys, le poussait à analyser la nature du phénomène en face de lui. Un flashback ? Un fantasme incarné ? Un piège du démon ? Une drogue prise à son insu ? Un monstre télépathe cherchant à le dévorer ? L’univers cherchant à se rattraper pour toutes ses erreurs à son égard ?



Véritable hurlement, la voix d’un Nashar mi-valicien mi-bélier résonna dans le marais et chassa l’illusion. De retour au monde réel, le bleuté fut quelque peu décontenancé. Il n’était pas allé vers les images qui lui étaient montrées, pourtant, l’espace de quelques instants, il y était prisonnier. N’était-ce pas là le véritable piège ?



Grommelant intérieurement, Nashar rattrapa la distance le séparant du petit groupe non loin.



Une partie du marais ? Que racontait-elle ?



Nashar se tourna alors vers Geleerde qu’il venait de rattraper et lui chuchota à l’oreille.

Protéger l’investissement ? Assurer sa rentabilité ? Vision sur le long terme ? Geleerde et Nashar étaient enfin parvenues à parler une autre langue que celui de la chair et du sang ? Écarquillant ses yeux en refluant un “beeh” d’étonnement, le bleuté fut curieusement rassuré de voir que la louve était toujours avide d’apprentissages. Il ne doutait pas que son côté érudite était resté, mais il ne voyait pas bien ce qu’elle allait apprendre auprès des sauvages de Val. Il avait tant à comprendre chez les Akers ou chez les Solarkiens ; l'ersatz de culture Val’Ka faisait pâle figure à côté. Il était donc heureux qu’elle puisse continuer à développer son intelligence. Et qui sait , un jour peut-être, réussirait-elle à le rattraper ?








S’impressionna Nashar en entrant dans la minuscule habitation de Shan. Non, ce n’était pas le fait qu’elle soit plus grande qui le dérangeait, mais le fait qu’il n’avait détecté aucune sorte de magie. Comme cela était possible ? Déformer à ce point la perspective ou l’espace-temps sans laisser de trace autour ?

Décidément facilement impressionnable depuis la fusion avec le bélier, le bleuté ne put rester éberlué bien longtemps. La Sorcière du Marais présenta un livre plus que familier : le Bestiaire de Nefyria : Ressource et usage. De ce que l’Empereur avait compris, il s’agissait d’une sorte de livret de recette, contenant les meilleurs moyens d’exploiter la faune et la flore de Nefyrien pour en obtenir des potions et autres sortilèges. Il allait sans dire que l’ouvrage était honni par la plupart des Nefyriens, notamment à cause de la nature des “ingrédients” utilisés. C’était d’ailleurs pour le détruire que Herita et son équipe étaient venus à Akerys précédemment. Apparemment, il en voulait plus. Mais pourquoi ?

Les divagations de Shan sortirent Nashar de son analyse de la situation. Elle avait pressenti leur rencontre ? Était-elle comme les Oracles du Mont Chaüm ? Ces femmes, généralement vieilles, qui vivaient recluses sur leur montagne et qui prédisaient l’avenir des valiciens. Le bleuté les avait fait massacrer lorsqu’elles étaient devenues un peu trop insistantes sur certaines de leurs macabres prophéties. Les folles attribuaient même à leur Empereur le destin insensé de mourir d’un parricide. Lui, qui à l’époque, n’avait plus de famille en vie et qui, encore maintenant, ne pouvait pas se reproduire. Le dirigeant en vint à la conclusion la plus logique : elle tentait de déstabiliser le pouvoir en place. Inutile de dire qu’elle n’avait pas vu leur fin venir, même si elle avait été particulièrement difficile à attraper. Nashar avait dû se déplacer lui-même pour les avoir.

Si Shan était du même acabit, il faudrait donc s’en méfier : voir les possibilités des actions de tout un chacun permettait d’éviter les pièges les plus fins. Le bleuté ancra cette nouvelle méfiance dans son esprit avant de se concentrer sur la sorcière.





Poussant un grognement tenant plus de l’Empereur agacé que du bélier, Nashar s’approcha du livre. En temps normal, il était fort probable qu’il aurait insisté sur une récompense, mais les écrits de l’ouvrage l’avaient intrigué depuis qu’il avait posé les yeux sur lui, à Akeyrs. Qu’elle était donc ce savoir si offensant qui avait poussé un groupe du Syrf Kala à agir sous couvert d'une visite diplomatique ? Sans donc faire plus de facéties, il posa sa main sur l’une des pages.



Elle ne croyait pas si bien dire. Son petit échange avec le Corbeau l’avait laissé d’un état de rage singulière, du fait de sa résignation forcée. L’Empereur détestait perdre.



Espérant imposer le silence ainsi, Nashar tenta d’injecter sa magie dans l’objet enchanté. À peine avait-il commencé que sa main fut violemment rejetée vers lui. Une magie puissante et imperceptible ? Le mystère commençait à détourner l’attention du gérant du Demon’s Empire de son problème de chantage.



Laissa échapper Nashar en repensant à sa rencontre avec le Tractatus de Monstrum.



Réitérant son premier geste, Nashar n’hésita pas à puiser dans les pouvoirs du démon, provoquant immédiatement la méfiance de Shan. Une aura bleue l’enveloppa alors et ses pieds décollèrent du sol, tout comme le bestiaire. Des bourrasques commencèrent à chambouler l'intérieur de la bâtisse, avec comme épicentre la main du mage qui s’illuminait de mille feux sur le livre.



Soutenant du regard la forte nitescence qui s’amplifiait au creux de sa main, le bleuté tenta de nouveau de forcer les secrets du livre en appliquant tout ce qu’il savait et tout ce qu’il avait appris d’Akerys. Il continua pendant une vingtaine de minutes, avant de redescendre violemment pour se heurter de nouveau au dur sol de la résignation.

La joute verbale était un art simple : il fallait toujours partir avec l’idée d’une défaite en tête. Il y avait tant de facteurs, tant de situations et tant d’autres paramètres qui entraient en jeu lorsque les langues s’affrontaient que l’on ne pouvait être sûr de rien. Jadis, le bleuté prenait un malin plaisir à outrager, insulter, offenser ou blasphémer, mais avec l’âge, il s’était assagi. Sa parole d’Empereur étant écoutée, lue, répétée, apprise et amplifiée par ses ouailles, il avait appris à choisir les mots avec discernement. Après tout, faire remarquer à un convive invité à un banquet qu’il mangeait sans grâce avait causé un important incident diplomatique, qui mena à l’extermination de son ethnie, quelques décennies plus tard. Vraiment : la joute verbale était un art très simple.

Mais il existait une autre règle qui assurait de gagner quasi systématiquement : ne pas répondre lorsque l’on est provoqué. C’était une stratégie tirée du champ de bataille. Pourquoi se déplacer à l’ennemi quand il nous expose sa nuque alors qu’il se prépare à une réponse ? Mieux valait le surprendre par le silence et le frapper quand il baisse sa garde. Nashar se contenta donc de lancer un regard désabusé à Geleerde, puis la laissa oeuvrer à son tour. Pendant qu’elle s’affairait, Shan se rapprocha du bleuté.



L’Agent leva un sourcil en dévisageant la vieille. Que venait faire Finn dans toute cette histoire ? Aux dernières nouvelles, il était sous la surveillance de Favaro, qui devait le tenir éloigné des architectes et des coiffeurs. En voyant le visage interloqué de Nashar, la Sorcière sembla avoir une épiphanie.



La dernière… Mais oui ! Durant la visite diplomatique. L'Empereur tenta de se rattraper, même si cela n'avait plus réellement d'importance maintenant.





S’armant d’une retenue légendaire, Nashar retint l’envie soudaine de la décapiter puis reporta son attention sur Geleerde. Elle semblait en avoir terminé et, à son expression, elle voulait en discuter. Néanmoins, le fait qu’elle ne l’ait pas fait voulait certainement dire que ce n’était pas quelque chose à étaler devant une tierce personne. L’Empereur ne manqua cependant pas l’occasion.



Sourire moqueur coincé entre deux rides d’agacement, Nashar se tourna vers Shan.



Et le bleuté savait très bien de quoi il parlait : c’était à cause de l’utilisation d’un livre qu’il s’était retrouvé possédé par le Démon en lui. Certes, il s’en était extrêmement bien sorti, mais les premières années avaient été éprouvantes.



Le vieillard grimaça avant de se masser machinalement les tempes.



Une nouvelle fois victime d’une épiphanie, Shan disparu en… fondant littéralement dans le sol. De la téléportation ? Peu probable. Malgré tout, sa voix résonna dans la pièce de la même manière qu’auparavant :



Nashar laissa échapper un soupir, il était malheureusement habitué à ce genre de fantaisie depuis son arrivée sur HOPE. Quitte à devoir l'attendre, il décida de rentabiliser son temps.

En plus de lui rappeler de sordides soi disant prophétie à son égard, les propos de Shan suffirent à rendre Nashar plus que méfiant. Certes, il n’accordait aucune confiance en la sorcière - ni à personne d’autre que Geleerde à Nefyria - mais il était maintenant suspicieux envers elle. Qui plus est, son étrange tour de passe passe laissait à croire qu’elle était toujours présente. Que se passait-il ?

Des mots et un accent de jadis vinrent chatouiller les oreilles du bleuté. Il fut immédiatement ramener plusieurs décennies en arrières, lorsqu’il entendit ce dialecte pour la première fois. Lui, qui s’était condamné à l’exil mais qui avait pu trouver rédemption auprès d’eux, était maintenant envahit d'une nostalgie non désirée, tandis qu’il réactivait ses connaissances dans la langue maternelle des Trompeurs de Morts.



Adressa-t-il à la louve en guise de confirmation, très certainement en charcutant la prononciation des mots.



Le bleuté scanna alors la pièce de tous ses sens magiques en quête d’informations utiles. Nefyria lui donnait vraiment du fil à retordre. Si ses extrasens lui donnaient normalement une représentation multicolore de son environnement, depuis son arrivée ici, il ne percevait que l'équivalent d'une seule couleur. Elle était certes, nuancée par endroit, mais globalement elle restait la même. Était-ce donc vrai que chaque chose ici faisait partie d’un tout ?



À peine avait-il eu le temps de finir sa phrase que la sorcière des marais réapparut du sol, un étrange globe lumineux dans les mains. Le regard resserré, elle observait avec inquiétude le duo en face d’elle.





Rétorqua Nashar d’un sarcasme automatique.



Nashar haussa un sourcil d’incompréhension. Elle avait déjà fait allusion à Herita négativement peu avant. Que venait faire ce petit piaf dans cette histoire ? Shan scruta scrupuleusement l’objet qu’elle tenait entre les mains avant de s’écrier.



L’Empereur se retourna vers Geleerde, pour voir si elle comprenait quelque chose à la situation.



Sans gêne, Nashar fit flotter la sorcière dans les airs tout en éloignant sa sphère d’elle. Lui parler aurait pu fonctionner, mais elle semblait tellement concentrée dans son observation que le bleuté ne voulait pas risquer d'adresser sa parole dans le vide. Maintenant qu’il avait son attention, il la questionna :



Les yeux écarquillés, la vieillarde pesta des insultes intranscriptibles jusqu’à que Nashar la laisse redescendre. Il lui remit alors la sphère lumineuse et elle commença son récit.

Lorsque Geleerde questionna Shan sur l’identité de ces “eux” dont elle parlait, cette dernière afficha une mine hésitante, ce qui affecta immédiatement l’humeur de la louve. La connaissant bien, Nashar put comprendre -et partager- son ras-le-bol. Cette vieillarde les faisait se ramener, les emmenait dans un endroit étrange, ne partageait quasiment aucune information et elle voulait de l’aide ? C’était supposer une bien grande bonté. Bonté qu’aucun des deux immortels n’avait.

Quant l'hybride sortit de la petite grande demeure de Shan, Nashar lui emboita le pas. Il n'allait pas rester au chevet d'une geignarde, seul qui plus est. Mécontente, Shan les rattrapa très rapidement, au point de les dépasser pour les stopper.



Un bruit dans la végétation aux alentours alerta tout le groupe. La sorcière posa ses mains sur sa bouche, inquiète sur le timing d’apparition de ce son. Elle ferma les yeux un instant, comme lorsque Nashar sondait intensément les environs de ses extrasens, puis les ouvrit rapidement, surexcitée.



Paniquée, la vieille ferma de nouveau les yeux. Sa voix résonna alors dans tout le marais.



Elle se tourna ensuite vers le couple d’Agents de HOPE et leur intima :



Sans leur laisser le temps de répondre, la vieillarde disparut une nouvelle fois de la même manière qu’auparavant.



Hurla sa voix désincarnée. Nashar grogna d’agacement. Encore une mésaventure qu’il allait ajouter à son palmarès. Pourquoi ses rencontres avec Geleerde ne se passaient-elles plus comme avant ? Un restaurant, une balade, des jours sous les draps, sur les draps, à côté des draps, sans les draps ? Depuis la Déchéance, chaque fois qu’il avait croisé sa route, il avait fini dans un sale état… Un peu comme lors qu'ils étaient à Vaylirah, en somme.



Utilisant un dédain impérial pour exprimer les guillemets sur le dernier terme, Nashar ne put rien rétorquer quand la boue du marais forma une flèche. La Sorcière du Marais contrôlait donc le marais… Ou était-elle le marais ?

Râlant de plus belle, le bleuté se tourna vers Geleerde, en espérant qu’elle n’était pas déjà partie.

L’immortalité. Une bien longue expérience, parsemée de hauts, de bas et surtout de moment d’ennuis. L’Empereur Nashar 1er l’avait très vite appris, à ses dépens les plus assommants. Des longues soirées sans goût où les dames du pays défilaient dans son lit aux champs de bataille se raréfiant avec les années, les passages à vide avaient pris une place importante dans la vie de Nashar. C’était peut être pour cela que, depuis qu’il avait été embauché par HOPE, il n’avait eu de cesse de s’empêtrer dans les emmerdes. Car une chose était sure : les ennuis évitaient de tomber dans l’ennui.

Devant ce constat, l’Empereur ne manquait jamais de confronter Geleerde. Une éternité à croiser son chemin lui a permis de comprendre qu’à ses côtés, il se passerait toujours quelque chose. Le défi de la capture du fuyard en était un parfait exemple, et la réaction de Geleerde était une parfaite illustration de ce que leur challenge insensé avait engendré : une guerre sans merci. Mais comment lui reprocher d’avoir utilisé des moyens aussi bas pour arriver à ces fins, quand Nashar lui-même s’apprêtait à transpercer la jambe de la louve d’un pique de glace ? Malgré tout, vu que ses intentions en étaient restées à ce stade, il sauva le peu d’honneur qui lui restait en s’indignant de la tricherie lycanthrope.



Gelant rapidement les bras squelettiques s'agrippant, il essaya de rattraper les deux secondes et demie de retard imposées par la louve en les brisant, mais il était déjà trop tard : Geleerde était loin. Cette saleté de flore empêchait Nashar d’y “voir” clairement avec ses sens magiques, il était donc obligé de pister la louve à l'ancienne pour la retrouver, ce qui le retarda encore plus par la suite.

Le bleuté arriva finalement en vue de Geleerde. Si son premier réflexe allait être de lui reprocher son comportement peu respectable, il se ravisa en voyant le visage de la victime du challenge. Shira, seconde d’Herita. Retenant la violence qui montait en lui, une pensée lui effleura l’esprit : lors de la venue de l’oiseau et de sa troupe au Demon’s Empire, il avait fait son maximum pour obtenir des relations diplomatiques solides avec des membres du Syrf Kala. N’allait-il pas contre ce dessein en s’opposant à eux ? Bien évidemment. Et puis, qu’avait-il à gagner à travailler avec Shan ? Ce n’était pas comme s’il en avait quelque chose à faire des animaux de Nefyria, après tout.



Articula la prisonnière en s’adressant à Nashar. Mauvais choix de mot, mais il fallait la comprendre : la dernière fois, Geleerde agissait en tant que chef de la sécurité du Demon’s Empire. Aussi jouissif que cela eût été d’avoir la louve sous ses ordres, ce n’était que temporaire. Nashar soupira. Pour quel camp allait-il se battre ? Il lui manquait trop d’information, même si la balance penchait plus du côté d’Herita.



Mais si ce dernier avait commis des actes répréhensibles qui le mèneraient à être écarté du Syrf Kala, sa réputation auprès des Nefyriens pourrait en être entachée. Nashar pourrait en subir les répercussions indirectes en s'associant avec lui.



En pointant le sol sous Shira du doigt, il y fit apparaître une boule de feu. De douces flammes allèrent alors chatouiller les pieds de la prisonnière, qui se mit à paniquer.



L’ambiance. L’élément le plus important dans un interrogatoire.



Jouant sur l’intensité du feu au sol sans vraiment se soucier du ressenti de Geleerde, le bleuté continua.



À ces mots, Nashar étouffa le feu sous l’interrogée. Implicitement, il espérait que Geleerde comprendrait qu’il s’agissait de la phase “gentil policier”, où il n’était pas utile de soulever le suspect à un mètre du sol par le cou. Quoi que la louve décide de faire, Shira répondit, assez rapidement :



Nashar fixa la Nefyrienne cornue, lui indiquant qu’elle en avait trop dit pour se taire, et pas assez pour rester en vie.





L’Empereur ne savait pas si cela se faisait à Nefyria, mais le silence de la femme en disait long.



Un nouveau silence parla pour elle.



C’était logique. Nashar comprit alors qu’ils n’avaient pas agi immédiatement pour évaluer le nombre de personnes qui aurait pu être mis dans la confidence par Shan. S’apprêtait-il à massacrer toutes personnes impliquées ? Un comble pour les protecteurs de Nefyria. L’Empereur se retrouva alors dans un choix cornélien : aider Herita à couvrir ses arrières et avoir les arguments pour un fort partenariat à son avantage, tout en risquant de tout perdre si la vérité éclate au grand jour, ou se la jouer Agent de HOPE et éviter la croisade sanglante de l’inoffensif oisillon, sans en tirer le moindre profit. Une interrogation de Geleerde vint alors sortir Nashar de son intense réflexion.



Le visage de Shira se décomposa.



Nashar leva un sourcil, intrigué. Elle avait peur d’eux à ce point ? Il déduit aussi que Shan n’était surement pas très impliqué dans l’affaire, pour avoir confondu les braconniers avec ces mercenaires. Sans se cacher, il demanda à Geleerde, dans un patois des plus brusques :

Aussi direct que d’habitude, la réponse de Geleerde à sa question était sans équivoque. Si Nashar hésitait entre deux options, il ne pouvait raisonnablement pas être contre la louve. Ce n’était pas par courtoisie ou par sentiment, mais par pur esprit logique. S’ils venaient à se combattre sérieusement tous les deux, les deux camps seraient pris entre eux, grillant les avantages qu’il aurait pu tirer de la situation. L’Empereur fit donc le meilleur choix compte tenu de la situation: suivre Geleerde contre Herita. Cela signifiait que Shira était devenue gênante.



Mais pendant que les agents discutaient de son sort, Shira avait réfléchi à un plan : si elle était prisonnière, elle pouvait au moins le signaler à ses compagnons. Elle ouvrit alors légèrement la bouche pour laisser un son en sortir. Ce n’était pas un son audible pour les personnes lambda. Nashar, par exemple, n’entendit strictement rien. En revanche, les animaux autour et potentiellement Geleerde, purent entendre un sifflement des plus aigus, immédiatement identifiable comme étant un appel à l’aide. Sentant la faune s’agiter, le bleuté s’interrogea :



Il décida de scanner une nouvelle fois la zone dans, malgré le brouillard d’énergie naturelle tout autour de lui, afin d’essayer de comprendre ce qui se passait. Au départ, il n’y trouva rien d’intéressant ; mais quelques secondes plus tard, une immense énergie se démarqua de celle des autres.



Une telle puissance, Nashar savait qu’elle l’avait forcément détecté, avant lui peut-être. Mais le pire ? La source de ce pouvoir se dirigeait droit sur eux. Le bleuté se retourna face à Shira :



Cette dernière, un peu plus détendue, mais soudainement triste, baissa les yeux de résignation avant de répondre.



Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle avait fait quelque chose qui allait l’amener au suicide ? Quitte à mourir, autant lui raconter toute l’histoire au sujet des mercenaires dans ce cas ?

Une bourrasque d’air vint terminer d’instaurer l'ambiance oppressante. Bien plus qu’un simple coup de vent, il s’agissait de la conséquence du mouvement d’un grand objet à une grande vitesse, et vu sa direction, cela provenait… Du ciel. C’est alors que l’Empereur le vit. En levant les yeux, il aperçut une petite forme ailée, virevoltante entre les feuilles des hauts arbres… Non, cette petite forme était bien loin… Ce qui veut dire que c’était… Un oiseau géant ?



La forme piqua alors vers le groupe au sol. En moins de quelques secondes, elle atterrit devant les immortels et la prisonnière dans un impact tel, que les arbres se couchèrent sur plusieurs mètres. Une fois la poussière causée par le choc dissipée, Geleerde et Nashar purent discerner des traits familiers… Et maximisés. Herita, dans des dimensions absolument dantesques. Les yeux rouges comme le sang, son agacement et ses pulsions meurtrières étaient palpables.



Sa voix résonna dans une les environs, telle un coup de tonnerre. Il fallait dire que ses 12 mètres de haut lui donnaient le coffre nécessaire à une telle performance. Il posa alors son regard courroucé sur Geleerde qui tenait sa seconde et Nashar, juste à côté.



Ah ? Le chef ne faisait plus l’unanimité ? Nashar y vit là une occasion. Il était certes, étonné et perturbé par l’énormité du hibou, mais il restait égal à lui même : lorsqu’il voyait une fente, il s’y engouffrait le plus rapidement possible :



À peine avait-il commencé son baratin qu’un violent mouvement d'aile vint le balayer lui, et potentiellement Geleerde sur plusieurs mètres.



À ces mots, le hibou prit une grande inspiration avant de concentrer un puissant hululement en un rayon de son destructeur. En plein de sa ligne de mire, Nashar eut à peine le temps de se créer un mur de glace suffisamment épais pour s’en protéger. Il ne put cependant pas assurer la protection de la louve. Qu’à cela ne tienne, elle savait se débrouiller seule.